La maison de retraite : palliatif à l’isolement ou lieu d’une nouvelle vie ?

Publié le par yakapa

Les maisons de retraites sont l’objet de représentations sociales paradoxales : recueillant des personnes âgées isolées, elles sont aussi stigmatisées comme des lieux d’abandon des vieux par leur famille ; offrant une sécurité, un confort et une possibilité de nouer de nouvelles relations, elles sont également décriées pour leur organisation collective et bureaucratique de l’existence. A quelles conditions sociales ces lieux de vie se révèlent-ils lieux de solitude accrue ou au contraire espaces d’une nouvelle vie ?

 

Entrer en maison de retraite constitue toujours un choc : la perte de repères qui accompagne tout déménagement est amplifiée par la confrontation brutale à une collectivité négativement définie, parce qu’elle concentre tous les stades et toutes les formes du vieillissement, notamment les plus délabrés. A quelles conditions sociales les résidents parviennent-ils à reconstruire un équilibre de vie dans ce qui sera leur dernière demeure ? Comment relèvent-ils le double défi de l’institution : s’approprier l’espace et occuper son temps ? Délaisser la focalisation externe des représentations sociales pour le point de vue des personnes âgées vivant en maison de retraite permet de faire apparaître deux grandes modalités de construction d’une vie privée en institution, et d’identifier les difficultés, socialement distribuées, qu’éprouvent la grande majorité des résidents à construire une existence équilibrée en maison de retraite.

Pour certains résidents, le plus souvent issus des catégories populaires et parmi les plus jeunes, l’entrée en maison de retraite inaugure une nouvelle existence, qui met un terme à une situation d’incertitude et parfois à une vie de précarité. « Je me suis plu, ici, tout de suite. A Lyon, c’était aléatoire. Je savais pas si je pourrais rester. C’était problématique, vous êtes là à l’essai, ou pour quelque temps, tandis qu’une fois [ici], c’est comme si je vous dirais que je suis arrivée au port » (mademoiselle Roche, 64 ans, ancienne aide-soignante, hébergée avant son entrée en maison de retraite par une communauté religieuse). Entrés grâce aux services d’assistance sociale, ou par un recours tactique à l’hôpital, en raison d’accidents de santé souvent couplés à des difficultés économiques ou à un isolement résidentiel, les plus démunis de ces résidents trouvent dans l’institution « un “asile” au meilleur sens du terme, [...] un lieu où l’être torturé, en pleine tourmente, se voit précisément offrir cet alliage d’ordre et de liberté dont il a besoin».

La maison de retraite leur permet d’accéder à un confort, à des activités - jardinage, cuisine, poterie, peinture…- et à des plaisirs - voir la mer, avoir les ongles vernis, sortir au restaurant -, parfois inconnus auparavant, ainsi qu’à une sécurité matérielle et sanitaire, qui les autorise « à ne plus se faire souci de rien », comme le confie une enquêtée. Ces résidents s’investissent fortement dans l’établissement, soit de manière formelle par la participation aux conseils de résidents, par exemple, soit de manière informelle, par la prise en charge d’activités, parfois semi professionnelles, comme l’animation de jeux à destination d’autres résidents, ou encore la participation à la cuisine, à la vaisselle, à l’entretien du linge. Ils s’en approprient alors les différents espaces, leur chambre comme les salons ou espaces collectifs, et nouent dans le cadre de ces activités des relations privilégiées avec les membres éminents du personnel (animateur, cadre infirmier, directeur) comme avec les aides-soignantes, dont ils adoptent le lexique et la rhétorique. Plus rarement, ces personnes tissent des liens avec d’autres résidents. Cet investissement dans la maison est d’autant plus aisé que les liens de famille ont disparu ou se sont distendus, parfois dans un refus explicite de faire peser sur les enfants ou les générations ultérieures les fardeaux de la vieillesse.

Une autre manière de construire un équilibre en institution consiste à inscrire ce nouveau domicile dans la continuité de la vie antérieure : c’est plus souvent le cas des personnes les mieux dotées en capitaux, économiques et culturels, et les plus entourées par leur famille. La décision d’entrer en institution a été élaborée stratégiquement et de leur propre chef, en dehors de toute contrainte économique ou de santé, afin de « se donner une indépendance par rapport à la variabilité des circonstances » et de ne pas devenir le jouet de leur vieillissement. L’établissement a ainsi été soigneusement choisi, à proximité des enfants ou de l’ancien domicile, et l’aménagement de la chambre avec le mobilier et les bibelots personnels, méticuleusement préparé, souvent avec l’aide des enfants. L’intégration à la maison est prudente, se bornant souvent aux rendez-vous obligatoires des repas, et au respect des normes habituelles du bien vivre (règles de politesse, discrétion dans les couloirs, respect de la vie privée des autres). L’existence est plutôt orientée, au moins dans ses débuts, vers l’extérieur de l’institution : ces résidents sortent, pour des promenades, des visites à leur familles, à leurs anciens voisins, des vacances.

Ils restent également très entourés : si le soutien familial se dématérialise quelque peu, les services rendus étant moins nombreux puisque l’institution pourvoit à l’ensemble des besoins matériels des résidents, la proximité avec les enfants ou les anciens voisins facilite leurs visites. Ce soutien est alors vécu de manière d’autant plus enchantée que la décision d’entrer a été guidée par le souci de ne pas faire peser sa vieillesse sur ses enfants : « J’ai la chance d’avoir de bons enfants » rappellent ces personnes âgées, qui ont souvent dû imposer leur décision de déménager à leurs descendants, tant elle apparaît à rebours des politiques de la vieillesse qui font de la maison de retraite un dernier recours, où les personnes sont placées lorsque les limites du maintien à domicile ont été atteintes.

Les efforts pour reconstruire un équilibre se révèlent cependant souvent inefficaces ou insuffisants : une grande part des personnes vivant en institution peine à construire une vie privée. Deux raisons principales des faillites de l’adaptation peuvent être dégagées : d’une part, l’impossibilité pour ces résidents de se faire à l’idée de vivre en maison de retraite, et donc d’intérioriser la décision d’y entrer ; d’autre part, un écart important entre les modes de vie personnels des résidents et les normes de l’institution, notamment en matière d’hygiène, d’alimentation et de participation à la vie collective.

Souvent opéré par leurs proches, parfois sans négociation ni même consultation, le choix de la maison de retraite est un pis-aller pour la très grande majorité des résidents. Résignés à cette décision, présentée comme « la plus raisonnable », ils tentent de conformer la vision de leur existence à celle de leur entourage ou des services médico-sociaux qui les ont pris en charge. En effet, ces personnes, notamment celles présentant des handicaps ou des troubles cognitifs, ne se reconnaissent ni comme dépendants, ni comme fragiles : « Alors comme il paraît qu’on m’a trouvée par terre trois fois de suite [...], après m’avoir trouvé par terre, je ne pouvais plus rester chez moi » rapporte ainsi une ancienne assistante sociale de 85 ans. De plus, elles avaient bien souvent anticipé leur vieillesse sur le mode de celle de leurs parents, qu’elles avaient pris en charge et parfois hébergés à leur domicile, jusqu’à leur mort. Or, le nouveau modèle d’indépendance entre les générations au sein de la famille permis par l’établissement d’une solidarité entre générations au niveau national transforme les modes de soutien aux âgés, qui ne sont plus du ressort exclusif des proches. La moindre implication des enfants dans l’accompagnement de leur vieillesse est alors codée par ces résidents comme une défaillance.

Ne pouvant alors s’appuyer ni sur l’institution, puisqu’ils refusent l’étiquette de dépendance qu’elle implique, ni sur leur famille, qui leur semble se dérober, ces résidents oscillent entre « défection secrète », par le repli dans leur chambre et la mise à distance de la communauté négative des autres résidents, tentatives d’intégration et conflits, lorsque l’emprise institutionnelle se fait trop forte. C’est particulièrement le cas pour les personnes issues de milieux populaires, dont les habitudes de vie (fumer, boire, sortir) entrent en contradiction avec les normes hygiénistes qui gouvernent la vie collective, et pour les personnes les plus handicapées, qui dépendent d’un personnel insuffisamment nombreux et formé, pour le confort élémentaire de leur existence. Pour ces résidents, qui se sentent souvent très seuls, la maison de retraite s’apparente encore trop souvent à une « institution totale ».

Publié dans Insolites

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